Pouvez-vous
vous présenter ?
J’ai
51 ans. Je suis professeur d’histoire-géographie au lycée Jehan
de Beauce à Chartres (Eure-et-Loir) depuis plus de vingt ans.
Passionné par l’histoire politique de la période contemporaine,
je me suis spécialisé au fil du temps dans la micro-histoire en
Eure-et-Loir et dans la mémoire orale qui consiste à recueillir des
témoignages d’acteurs et de témoins d’événements historiques.
Quel
chemin vous a mené jusqu’à « la tondue » ? Et
pourquoi ?
J’ai
découvert la photographie prise par Robert Capa à l’âge de 13 ou
14 ans, au collège. Je me souviens avoir été littéralement
scotché par la scène, sur le registre de la fascination. Le cliché
de Capa est magnifique, dramatiquement magnifique. En plus du cadrage
parfait, de l’esthétique, de la profondeur de champ, de
l’expression des visages, il réunit une foule de sentiments
primaires qui prennent aux tripes. Je ressens la peur de la femme
livrée en pâture à la foule vengeresse. Cette peur m’a longtemps
dissuadé de me lancer à la recherche de l’histoire de la femme
tondue.
Pour
autant, la photo de Capa a jalonné ma carrière d’enseignant.
Pendant plus de deux décennies, tous les ans, j’ai montré le
cliché à mes élèves, en cherchant à les faire réagir. Avec
succès d’ailleurs. Mais jusqu’à fin 2008, je ne pouvais pas
vraiment les renseigner sur le fond de l’affaire, dans la mesure où
quasiment rien n’avait été publié sur le sujet. Et pour cause,
Chartres avait honte de l’événement, tellement honte.
La
situation s’est décantée en trois temps. D’abord, en mars 2004,
un journal local a annoncé que la femme tondue immortalisée par
Capa venait de mourir. « C’est
faux,
m’a dit une vieille voisine, la
vraie tondue de Chartres est morte depuis longtemps. »
Ensuite, fin 2006, une étudiante japonaise originaire d’Hiroshima
a débarqué à mon domicile chartrain. Elle souhaitait obtenir des
renseignements sur la « tondue ». Enfin, en décembre
2008, au lycée, après un cours sur l’épuration sauvage à la
Libération centré sur la célèbre photo, une élève m’a
interpellé : « Monsieur,
ce serait tellement bien d’en savoir plus… »
Cette phrase a vraiment été l’élément déclencheur de mon
travail d’enquête.
Comment
a commencé votre enquête ?
J’ai
commencé par la collecte des informations existantes, très pauvres
en réalité, infestées par les rumeurs, les inexactitudes et les
incohérences. J’ai découvert que de nombreux historiens et
journalistes français et étrangers, plus ou moins sérieux, avaient
tenté avant moi de creuser le sujet, en vain. L’enquête a pris sa
véritable dimension en avril 2009 quand j’ai pu consulter le
dossier judiciaire de la famille Touseau aux Archives nationales rue
des Francs-Bourgeois à Paris. Une mine d’or de plus de 200
feuillets qui m’a permis de comprendre les tenants et les
aboutissements du drame. A partir de là, tout s’est décanté. Je
disposais enfin des noms des acteurs principaux. Et j’ai progressé
très vite dans la reconstitution du puzzle.
Pouvez-vous
nous parler de « la tondue » ?
En
résumé, Simone Touseau, née en 1921 - elle avait donc 23 ans en
août 1944 -, a grandi dans un milieu social réceptif aux thèses
extrémistes de droite. En 1941, cette jeune femme intelligente,
lauréate du baccalauréat, s’engage au service de l’occupant
comme secrétaire interprète. Elle tombe amoureuse d’un soldat
allemand de douze ans son aîné, Erich Göz. L’homme,
bibliothécaire de profession, francophile et pas nazi pour deux
sous, dîne tous les soirs chez les Touseau. En novembre 1942, Erich
est muté sur le front de l’Est. Au printemps 1943, Simone apprend
qu’il a été blessé et transporté dans un hôpital militaire à
Munich. Elle fait l’impossible pour pouvoir le rejoindre. Elle y
parvient effectivement, tombe enceinte, est expulsée de Bavière à
cause de son état… Elle accouche le 23 mai 1944 à l’Hôtel-Dieu
de Chartres. Et le 16 août, au premier jour de la Libération, elle
est arrêtée par des FFI de la dernière heure, tondue, marquée au
fer rouge et, dans la foulée, exhibée avec son bébé et ses
parents au milieu de la foule en délire malsain.
La
famille Touseau n’en a pas fini avec l’épuration. Quelques jours
plus tard, Simone et sa mère sont accusées d’avoir dénoncé en
février 1943 des voisins parce qu’ils écoutaient la radio
anglaise. Quatre ont été déportés, deux sont morts en captivité.
Les femmes Touseau risquent la peine de mort. En novembre 1946, après
26 mois de prison, elles bénéficient d’un non-lieu faute de
preuves irréfutables.
La
suite est une longue descente aux enfers. Simone a appris
tardivement, au cours de sa détention, la mort de son fiancé
allemand pendant l’été 44. Elle tente de refaire sa vie à
l’écart de Chartres, se marie, a deux autres enfants, mais les
démons du passé l’emportent. Elle sombre dans la dépression et
l’alcoolisme. Elle meurt prématurément en février 1966.
Avez-vous
rencontré des obstacles ?
Mon
idée, dès le départ, a été d’associer l’histoire et la
mémoire de l’événement. J’avais percé l’histoire, mais pas
la mémoire. A l’été 2009, j’ai publié dans un mensuel local
une première synthèse de mes recherches sur la « tondue ».
J’ai été contacté par Philippe Frétigné, érudit, féru
d’histoire et surtout enfant du quartier où vivait Simone Touseau.
Il a été le sésame pour que les vieux chartrains, jusqu’alors
murés dans le silence, se décident enfin à révéler leurs
souvenirs. Sans lui, je n’aurais jamais réussi. Philippe a
également été un fin analyste de la sociologie de cette partie
nord de la ville haute, surplombant la butte des Charbonniers.
Au
moment de la sortie de notre livre en septembre 2011, Frétigné et
moi avons redouté d’être accusés de voyeurisme, de remuer la
boue, etc. En réalité, l’ouvrage a été très bien accueilli par
toutes les sensibilités et la critique a salué la qualité
scientifique de notre enquête, son ton modéré. Nous avons été
grandement soulagés.
Vos
recherches vous ont mené en Allemagne ? Y avez-vous rencontré
des témoins de l’époque ou leurs descendants ?
Pour
retrouver le fiancé allemand de Simone Touseau, vérifier son
identité, recouper les éléments historiques épars, plusieurs
voyages outre-Rhin ont été indispensables, à Berlin (au WASt,
centre d’archives des soldats de la Wehrmacht), Munich, Hanovre,
Künzelsau, la ville natale d’Erich Göz. Également, je me suis
rendu en Suisse alémanique sur les traces d’Ella Amerzin-Meyer,
l’amie gestapiste de Simone Touseau. J’ai été en contact avec
l’International Center of Photography (qui gère le fonds
photographique de Robert Capa) à New-York, aussi avec Henning
Mankell, le célèbre romancier et dramaturge suédois, qui a écrit
une pièce de théâtre inspirée de la photo de Capa (Des
jours et des nuits à Chartres)…
Après
la première édition du livre, j’ai été contacté par un
descendant de la famille d’Erich Göz, Reinhard Huppenbauer. Cet
homme est devenu mon ami. Nous nous rencontrons désormais
régulièrement. Ses archives familiales ont notamment contribué à
enrichir la dernière édition de « la tondue », en
octobre 2013.
Comment
le monde des anciens combattants issus de la Résistance a-t-il
accueilli le livre ? Et celui des historiens ?
Le
monde des anciens combattants issus de la Résistance fait profil bas
sur le sujet. Et on le comprend. S’en prendre à une femme, à des
femmes, n’est pas très glorieux… Ce sont bien des résistants
qui ont tondu onze femmes ce matin du 16 août 1944 à l’intérieur
de la préfecture à Chartres. Des résistants de la toute dernière
heure en plein défouloir. Sur la photo de Capa, il n’y a qu’une
seul authentique résistant. Il s’appelait Louis Pennanec. Il est
placé derrière Simone Touseau, en civil, chemisette à manches
courtes. Il était policier au commissariat de Chartres. Il n’a pas
laissé beaucoup de traces dans la résistance locale. Et pourtant…
Ce jour-là, de son propre chef, il a cherché à protéger « la
tondue » contre les éventuels débordements de la foule.
Notre
livre a été cité en référence par la critique historienne, en
particulier, par la revue L’Histoire.
Un bel hommage.
Le
sujet des femmes tondues suscite beaucoup d’intérêt depuis
plusieurs années. Abordez-vous ce sujet différemment des autres
historiens ?
Je
vous disais d’entrée que mon terrain de prédilection est la
micro-histoire, contrairement aux « papes » du sujet des
femmes tondues, Alain Brossat, philosophe, et Fabrice Virgili,
historien, qui travaillent sur la macro-histoire.
J’étudie
des faits inscrits dans des situations particulières,
microscopiques. Je suis néanmoins capable de révéler les lignes
directrices du comportement humain. Car il n’y a pas d’histoire
dérisoire, tout est important. Et c’est un puits sans fond.
Actuellement,
je travaille sur trois autres histoires sordides de femmes tondues, à
Maintenon, Sancheville et Nogent-le-Rotrou. Précisément, dans la
sous-préfecture percheronne, le 16 août 1944, quasiment au même
moment où Capa a pris son célèbre cliché de Simone Touseau, plus
de deux mille civils ont assisté à la tonte de dix-huit femmes par
les « héros » du maquis de Plainville… Je dispose de
vingt-cinq photographies qui heurtent l’histoire officielle de
résistants, que l’on découvre barbares. Les Nogentais survivants
de cette époque ne se bousculent pas pour témoigner... À ceux qui
me disent qu’on a le droit à l’oubli, je réponds : surtout
pas !
Pensez-vous
que ce phénomène est « sexué » comme certains le
laissent entendre ?
Assurément.
20 000 femmes ont été tondues à la Libération dans toute la
France. Par des hommes, essentiellement… Il y a sans doute une
dimension psychanalytique : l’homme viril, cherchant à faire
oublier ses propres faiblesses pendant l’occupation, montre qu’il
a recouvré son pouvoir (sexuel ?), s’en prend à la femme
coupable de collaboration horizontale… C’est elle qui est le
déshonneur, c’est lui qui incarne la puissance et la gloire…
Quelle
réflexion tirez-vous de toute cette histoire ?
L’enquête
sur « la tondue » de Chartres a pris un tournant que je
n’imaginais pas au départ. De fait, aujourd’hui, la vie de
Simone Touseau fait partie de la mienne. Quelle histoire
extraordinaire ! Quelle catastrophe pour tous les acteurs du
drame !
Avec
le recul, Philippe Frétigné et moi sommes très fiers d’avoir
contribué à lever le voile sur ce sujet tabou à Chartres il y a
encore quelques dizaines de mois. Désormais, la ville de Chartres
n’est plus associée uniquement à Jean Moulin, symbole majeur de
la Résistance. Cela s’appelle rétablir la vérité historique.
Et
puis, il y a le bébé (il a soixante-dix ans aujourd’hui), que
j’ai pu approcher au cours de l’enquête. Cette personne est
tellement traumatisée par l’histoire de sa mère, de sa famille,
qu’il convient absolument de la protéger. Promesse lui a été
faite de préserver son anonymat. Elle sera tenue.
Merci à monsieur Gérard Leray d'avoir répondu à nos questions.
Gérard
Leray et Philippe Frétigné, La
tondue 1944-1947,
Vendémiaire, 2011, (rééd. 2013) disponible sur les sites de vente en ligne et en librairie.
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