Lorsque j'ai lu le titre « Femmes
à Boches » ma première réaction, sans même réfléchir,
fut de penser à la France de la seconde guerre mondiale et aux excès
de la Libération, or je m'étais totalement fourvoyé. En parcourant
le sous-titre du livre, j'ai aussitôt compris mon erreur
d'appréciation : Occupation du corps féminin, dans la France et
la Belgique de la Grande Guerre. Ce terme « d'occupation du
corps féminin », me dérange grandement comme tout ces autres
(genrée, genre, « possession sexuelle forcée des envahies », prostitutionnelle, etc.) qui sont dans
l'air du temps et répondent à deux grands courants de recherche :
l'histoire du genre et l'histoire de la sexualité ici dans un
contexte de guerre et d'occupations militaires. Le terme
« d'occupation du corps féminin » est aussi trompeur
puisque l'on pourrait penser qu'il s'agit là d'un corps féminin
militaire, mais bon passons, car à la lecture de la préface et de
l'introduction l'ouvrage trouve tout son sens.
Ce bon gros livre de 456 pages, bien
illustré et doté de deux cartes en couleur (découvertes seulement
quand j'ai terminé le livre!), fait état de ces françaises et de
ces belges, vivant ou travaillant en territoires occupés par les
Allemands, qui on fait « l'expérience d'une relation intime
avec un occupant » ou tout du moins "accusées
de fréquenter l'ennemi ».
L'auteur, professeur à l'Université
de Louvain (UCLouvain) où il enseigne l'histoire contemporaine, a
choisi de les nommer de façon générique « femmes à
Boches », sans pour autant adhérer à la teneur
extrêmement péjorative de cette expression née sous l'occupation.
Ce vocable regroupe d'ailleurs des profils de femmes bien différents
et extrêmes : prostituées professionnelles, prostituées de circonstances ou
occasionnelles, filles et femmes violées, jeunes filles ou femmes amoureuses,
flirts, amours vénales, etc. Pour autant, on ne peut utiliser, comme
l'indique Emmanuel Debruyne, le concept de« collaboration
sexuelle » ou plus ironique de « collaboration
horizontale » nés de la seconde guerre mondiale.
Amours vénales, violences sexuelles,
etc., pourraient se limiter à de simples faits. Mais de ces faits
découleront bien des problématiques dont le terme dépassera la fin
de guerre. A ces amours répondent les maladies vénériennes et leur
traitement forcé par les Allemands ; l'ostracisme et la violence
des locaux, voire de la famille pendant et après la guerre ; le déchirement des couples
d'avant-guerre après la libération qui voit le retour du guerrier ou du mari trompés à l'honneur bafoué ; les enfants nés du « boche »
; les mariages entre occupant et occupée, etc. Ce sont donc ces relations entre occupants et
occupées que l'auteur a choisi de traiter au travers de sept
chapitres, complétés d'un épilogue. Les
trois premiers chapitres envisagent les relations sous la forme de
trois grandes catégories : « les contacts forcés »,
les « contacts
commerciaux » et les
« contacts consensuels ». Les trois chapitres
suivants examinent davantage les conséquences de ces relations sur
les occupées, alors que le septième et dernier chapitre est l'objet
de la sortie de guerre, et des règlements de comptes subis par ces
femmes qui, par bien des aspects, rappellent ceux de la libération
en fin de seconde guerre mondiale (tonte, mise à nu, lynchage,
etc.), mais dans une moindre mesure.
Au final, les
femmes à Boches, souvent perçues comme source de contamination,
« disparaissent (…) presque entièrement de la mémoire,
comme du reste de nombreux aspects de la première guerre mondiale,
bientôt plongés dans l'ombre de la seconde. »
Ce travail merveilleux a mobilisé
« une équipe d'étudiants qui ont pu travailler finement
sur des micro-espaces, ceux d'un quartier de ville, d'un village,
apportant des éléments démographiques irréfutables ». Le
maître d'oeuvre, Emmanuel Debruyne, a compilé une grande partie des
journaux intimes retrouvés à ce jour (…) tout en y ajoutant les
archives plus classiques des administrations militaires et civiles,
médicales et policières, religieuses et résistantes, en français,
en flamand, en allemand. Rien échappe à son investigation
rigoureuse : tracts, chansons populaires, graffitis, affiches,
poèmes, dessins, photographies, injures...». Pour
réaliser ce travail une seule personne n'aurait pu y suffire, dès
lors qu'il aurait fallu parler plusieurs langues, éplucher des
mètres linéaires d'archives et lire des dizaines de journaux
intimes et cela dans trois pays (France, Belgique et Allemagne).
Cela
va sans dire que « Femmes à Boche »
est une première dans l'historiographie des femmes de la Grande
Guerre, particulièrement du rapport occupants/occupées. Il est
certain que ce livre fera date tant par sa qualité d'écriture, sa
construction et la spécificité du sujet. Ce qui le dessert, le fait
d'être un sujet méconnu du grand publique qui bien souvent ne
s'intéresse qu'à ce qu'il connait.
Livre
à posséder absolument pour ceux qui s'intéressent tant à
l'histoire des femmes qu'à la vie à l'arrière durant la guerre.
DEBRUYNE
(Emmanuel), « Femmes à Boches », Paris, Les Belles
Lettres, 2018 (Prix : 25,90 €)
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