vendredi 13 juin 2014

Livre : Entretien avec Gérard Leray pour son livre LA TONDUE (Mots-clés : seconde guerre mondiale, collaboration, femmes tondues, Libération)


Pouvez-vous vous présenter ?

J’ai 51 ans. Je suis professeur d’histoire-géographie au lycée Jehan de Beauce à Chartres (Eure-et-Loir) depuis plus de vingt ans. Passionné par l’histoire politique de la période contemporaine, je me suis spécialisé au fil du temps dans la micro-histoire en Eure-et-Loir et dans la mémoire orale qui consiste à recueillir des témoignages d’acteurs et de témoins d’événements historiques.

Quel chemin vous a mené jusqu’à « la tondue » ? Et pourquoi ?

J’ai découvert la photographie prise par Robert Capa à l’âge de 13 ou 14 ans, au collège. Je me souviens avoir été littéralement scotché par la scène, sur le registre de la fascination. Le cliché de Capa est magnifique, dramatiquement magnifique. En plus du cadrage parfait, de l’esthétique, de la profondeur de champ, de l’expression des visages, il réunit une foule de sentiments primaires qui prennent aux tripes. Je ressens la peur de la femme livrée en pâture à la foule vengeresse. Cette peur m’a longtemps dissuadé de me lancer à la recherche de l’histoire de la femme tondue.
Pour autant, la photo de Capa a jalonné ma carrière d’enseignant. Pendant plus de deux décennies, tous les ans, j’ai montré le cliché à mes élèves, en cherchant à les faire réagir. Avec succès d’ailleurs. Mais jusqu’à fin 2008, je ne pouvais pas vraiment les renseigner sur le fond de l’affaire, dans la mesure où quasiment rien n’avait été publié sur le sujet. Et pour cause, Chartres avait honte de l’événement, tellement honte.
La situation s’est décantée en trois temps. D’abord, en mars 2004, un journal local a annoncé que la femme tondue immortalisée par Capa venait de mourir. « C’est faux, m’a dit une vieille voisine, la vraie tondue de Chartres est morte depuis longtemps. » Ensuite, fin 2006, une étudiante japonaise originaire d’Hiroshima a débarqué à mon domicile chartrain. Elle souhaitait obtenir des renseignements sur la « tondue ». Enfin, en décembre 2008, au lycée, après un cours sur l’épuration sauvage à la Libération centré sur la célèbre photo, une élève m’a interpellé : « Monsieur, ce serait tellement bien d’en savoir plus… » Cette phrase a vraiment été l’élément déclencheur de mon travail d’enquête.



Comment a commencé votre enquête ?

J’ai commencé par la collecte des informations existantes, très pauvres en réalité, infestées par les rumeurs, les inexactitudes et les incohérences. J’ai découvert que de nombreux historiens et journalistes français et étrangers, plus ou moins sérieux, avaient tenté avant moi de creuser le sujet, en vain. L’enquête a pris sa véritable dimension en avril 2009 quand j’ai pu consulter le dossier judiciaire de la famille Touseau aux Archives nationales rue des Francs-Bourgeois à Paris. Une mine d’or de plus de 200 feuillets qui m’a permis de comprendre les tenants et les aboutissements du drame. A partir de là, tout s’est décanté. Je disposais enfin des noms des acteurs principaux. Et j’ai progressé très vite dans la reconstitution du puzzle.

Pouvez-vous nous parler de « la tondue » ?

En résumé, Simone Touseau, née en 1921 - elle avait donc 23 ans en août 1944 -, a grandi dans un milieu social réceptif aux thèses extrémistes de droite. En 1941, cette jeune femme intelligente, lauréate du baccalauréat, s’engage au service de l’occupant comme secrétaire interprète. Elle tombe amoureuse d’un soldat allemand de douze ans son aîné, Erich Göz. L’homme, bibliothécaire de profession, francophile et pas nazi pour deux sous, dîne tous les soirs chez les Touseau. En novembre 1942, Erich est muté sur le front de l’Est. Au printemps 1943, Simone apprend qu’il a été blessé et transporté dans un hôpital militaire à Munich. Elle fait l’impossible pour pouvoir le rejoindre. Elle y parvient effectivement, tombe enceinte, est expulsée de Bavière à cause de son état… Elle accouche le 23 mai 1944 à l’Hôtel-Dieu de Chartres. Et le 16 août, au premier jour de la Libération, elle est arrêtée par des FFI de la dernière heure, tondue, marquée au fer rouge et, dans la foulée, exhibée avec son bébé et ses parents au milieu de la foule en délire malsain.
La famille Touseau n’en a pas fini avec l’épuration. Quelques jours plus tard, Simone et sa mère sont accusées d’avoir dénoncé en février 1943 des voisins parce qu’ils écoutaient la radio anglaise. Quatre ont été déportés, deux sont morts en captivité. Les femmes Touseau risquent la peine de mort. En novembre 1946, après 26 mois de prison, elles bénéficient d’un non-lieu faute de preuves irréfutables.
La suite est une longue descente aux enfers. Simone a appris tardivement, au cours de sa détention, la mort de son fiancé allemand pendant l’été 44. Elle tente de refaire sa vie à l’écart de Chartres, se marie, a deux autres enfants, mais les démons du passé l’emportent. Elle sombre dans la dépression et l’alcoolisme. Elle meurt prématurément en février 1966.

Avez-vous rencontré des obstacles ?

Mon idée, dès le départ, a été d’associer l’histoire et la mémoire de l’événement. J’avais percé l’histoire, mais pas la mémoire. A l’été 2009, j’ai publié dans un mensuel local une première synthèse de mes recherches sur la « tondue ». J’ai été contacté par Philippe Frétigné, érudit, féru d’histoire et surtout enfant du quartier où vivait Simone Touseau. Il a été le sésame pour que les vieux chartrains, jusqu’alors murés dans le silence, se décident enfin à révéler leurs souvenirs. Sans lui, je n’aurais jamais réussi. Philippe a également été un fin analyste de la sociologie de cette partie nord de la ville haute, surplombant la butte des Charbonniers.
Au moment de la sortie de notre livre en septembre 2011, Frétigné et moi avons redouté d’être accusés de voyeurisme, de remuer la boue, etc. En réalité, l’ouvrage a été très bien accueilli par toutes les sensibilités et la critique a salué la qualité scientifique de notre enquête, son ton modéré. Nous avons été grandement soulagés.

Vos recherches vous ont mené en Allemagne ? Y avez-vous rencontré des témoins de l’époque ou leurs descendants ?

Pour retrouver le fiancé allemand de Simone Touseau, vérifier son identité, recouper les éléments historiques épars, plusieurs voyages outre-Rhin ont été indispensables, à Berlin (au WASt, centre d’archives des soldats de la Wehrmacht), Munich, Hanovre, Künzelsau, la ville natale d’Erich Göz. Également, je me suis rendu en Suisse alémanique sur les traces d’Ella Amerzin-Meyer, l’amie gestapiste de Simone Touseau. J’ai été en contact avec l’International Center of Photography (qui gère le fonds photographique de Robert Capa) à New-York, aussi avec Henning Mankell, le célèbre romancier et dramaturge suédois, qui a écrit une pièce de théâtre inspirée de la photo de Capa (Des jours et des nuits à Chartres)…
Après la première édition du livre, j’ai été contacté par un descendant de la famille d’Erich Göz, Reinhard Huppenbauer. Cet homme est devenu mon ami. Nous nous rencontrons désormais régulièrement. Ses archives familiales ont notamment contribué à enrichir la dernière édition de « la tondue », en octobre 2013.

Comment le monde des anciens combattants issus de la Résistance a-t-il accueilli le livre ? Et celui des historiens ?

Le monde des anciens combattants issus de la Résistance fait profil bas sur le sujet. Et on le comprend. S’en prendre à une femme, à des femmes, n’est pas très glorieux… Ce sont bien des résistants qui ont tondu onze femmes ce matin du 16 août 1944 à l’intérieur de la préfecture à Chartres. Des résistants de la toute dernière heure en plein défouloir. Sur la photo de Capa, il n’y a qu’une seul authentique résistant. Il s’appelait Louis Pennanec. Il est placé derrière Simone Touseau, en civil, chemisette à manches courtes. Il était policier au commissariat de Chartres. Il n’a pas laissé beaucoup de traces dans la résistance locale. Et pourtant… Ce jour-là, de son propre chef, il a cherché à protéger « la tondue » contre les éventuels débordements de la foule.
Notre livre a été cité en référence par la critique historienne, en particulier, par la revue L’Histoire. Un bel hommage.

Le sujet des femmes tondues suscite beaucoup d’intérêt depuis plusieurs années. Abordez-vous ce sujet différemment des autres historiens ?

Je vous disais d’entrée que mon terrain de prédilection est la micro-histoire, contrairement aux « papes » du sujet des femmes tondues, Alain Brossat, philosophe, et Fabrice Virgili, historien, qui travaillent sur la macro-histoire.
J’étudie des faits inscrits dans des situations particulières, microscopiques. Je suis néanmoins capable de révéler les lignes directrices du comportement humain. Car il n’y a pas d’histoire dérisoire, tout est important. Et c’est un puits sans fond.
Actuellement, je travaille sur trois autres histoires sordides de femmes tondues, à Maintenon, Sancheville et Nogent-le-Rotrou. Précisément, dans la sous-préfecture percheronne, le 16 août 1944, quasiment au même moment où Capa a pris son célèbre cliché de Simone Touseau, plus de deux mille civils ont assisté à la tonte de dix-huit femmes par les « héros » du maquis de Plainville… Je dispose de vingt-cinq photographies qui heurtent l’histoire officielle de résistants, que l’on découvre barbares. Les Nogentais survivants de cette époque ne se bousculent pas pour témoigner... À ceux qui me disent qu’on a le droit à l’oubli, je réponds : surtout pas !

Pensez-vous que ce phénomène est « sexué » comme certains le laissent entendre ?

Assurément. 20 000 femmes ont été tondues à la Libération dans toute la France. Par des hommes, essentiellement… Il y a sans doute une dimension psychanalytique : l’homme viril, cherchant à faire oublier ses propres faiblesses pendant l’occupation, montre qu’il a recouvré son pouvoir (sexuel ?), s’en prend à la femme coupable de collaboration horizontale… C’est elle qui est le déshonneur, c’est lui qui incarne la puissance et la gloire…

Quelle réflexion tirez-vous de toute cette histoire ?

L’enquête sur « la tondue » de Chartres a pris un tournant que je n’imaginais pas au départ. De fait, aujourd’hui, la vie de Simone Touseau fait partie de la mienne. Quelle histoire extraordinaire ! Quelle catastrophe pour tous les acteurs du drame !
Avec le recul, Philippe Frétigné et moi sommes très fiers d’avoir contribué à lever le voile sur ce sujet tabou à Chartres il y a encore quelques dizaines de mois. Désormais, la ville de Chartres n’est plus associée uniquement à Jean Moulin, symbole majeur de la Résistance. Cela s’appelle rétablir la vérité historique.
Et puis, il y a le bébé (il a soixante-dix ans aujourd’hui), que j’ai pu approcher au cours de l’enquête. Cette personne est tellement traumatisée par l’histoire de sa mère, de sa famille, qu’il convient absolument de la protéger. Promesse lui a été faite de préserver son anonymat. Elle sera tenue.

Merci à monsieur Gérard Leray d'avoir répondu à nos questions.

Gérard Leray et Philippe Frétigné, La tondue 1944-1947, Vendémiaire, 2011, (rééd. 2013) disponible sur les sites de vente en ligne et en librairie.

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