Après
la Russie, c'est la Serbie qui s'invite. En l'invitant nous
réveillons cette vieille amitié qui unit la Serbie à la France.
Au
travers de cette longue interview de Slađana
Zarić, journaliste
et rédactrice du programme d'actualité de la Radio télévision de
Serbie, auteur du documentaire et créatrice de l'exposition "Milunka
Savić
- héroïne de la Grande Guerre", nous présentons les femmes
Serbes, mais aussi étrangères, ayant combattu dans les rangs de
l'armée serbe tout au long de la Grande Guerre, et tout
particulièrement Milunka
Savić, l'une des femmes les plus décorée de la Grande Guerre. Nous
remercions vivement Slađana Zarić pour cette présentation
passionante et merveilleusement illustrée, ainsi que Alain Chiron pour
son aide.
Qui
était Milunka Savić ?
Milunka
Savić était sergent-major de l'armée serbe, combattante des
guerres balkaniques (1912-1913) et pendant la première guerre
mondiale (1914-1918). Elle sort de la première guerre mondiale comme
la femme militaire la plus décorée de la Grande Guerre, ayant
obtenu non seulement de hautes distinctions militaires serbes, mais
également les plus hautes distinctions de l'armée française. En
récompense pour ses prouesses, elle est décorée de l'Etoile serbe
de Karageorges avec épées (la plus haute distinction pour un
sous-officier de l'armée serbe), elle obtient les médailles
d'officier et de chevalier de la Légion d'honneur française, la
Croix de guerre, la médaille du courage Miloš
Obilić
et deux médailles commémoratives de la Grande Guerre.
D'autant
plus intéressant, Milunka
Savić
s'engage dans les guerres balkaniques déguisée en homme. Les femmes
n'étaient à l'époque pas autorisées à combattre au sein de
l'armée serbe.
Elle
s'est coupé les cheveux, a aplati sa poitrine, enfilé un uniforme
et s'est présentée sous le nom de Milun Savic. Ce n'est que lors de la bataille de Bregalnica (1913), dans laquelle Milunka fût blessée, que l'on découvrit son identité.
Portrait de Milunka en 1917 |
Elle
participe à la Première guerre
mondiale en tant que femme, au sein du prestigieux régiment de
l'armée serbe, nommé Knjaz
Mihailo.
Elle prend part aux grandes batailles menées par l'armée serbe
contre les Austro-hongrois en 1914, et plus tard à toutes les
batailles importantes que les soldats serbes ont menées aux côtés
des troupes françaises sur le Front de Salonique. En récompense
pour le courage et l'ingéniosité dont elle a fait preuve lors des
batailles de 1916 (qui se sont déroulées aux alentours de Bitola,
en Macédoine), et durant lesquelles elle a capturé 23 soldats
bulgares, elle est décorée de l'Etoile de Karageorges et de la
médaille de chevalier de la Légion d'honneur.
Elle
fût blessée à quatre reprises durant la guerre et hospitalisée
deux fois à Bizerte, dans la base militaire française au nord de la
Tunisie. A cette occasion, elle rencontre l'amiral
français Emile Guépratte qui la décore de la Croix de guerre (le 4
juillet 1918) et probablement de la médaille d'officier de la Légion
d'honneur.
Selon
les archives, elle fût également hospitalisée à Marseille.
Son
cas est-il unique ?
Durant
les Guerres balkaniques et la Grande guerre, l'armée serbe comptait
aussi d'autres femmes. Cela dit, dans les Guerres balkaniques,
celles-ci étaient membres d'unités tchétniks de volontaires,
tandis que dans la première guerre mondiale, elles combattaient au
sein d'unités officielles de l'armée serbe.
Plusieurs
femmes ont combattu aux côtés de Milunka
Savić
dans les guerres balkaniques.
La
plus intéressante était Sofija
Jovanović,
une jeune Belgradoise exceptionnellement cultivée pour son époque
qui fût le sujet de nombreux articles écrits par des journalistes
étrangers. Le "Petit journal" publia une illustration de
Sofija
Jovanović.
Dans les journaux serbes, on en parlait comme de la "Jeanne
d'arc serbe". Elle fût décorée de nombreuses médailles de
l'armée serbe pour ses mérites.
Antonija Javornik |
Jelena Saulic |
Sofija
Jovanović
a également participé à la première guerre mondiale. Elle était
membre des unités de l'armée serbe chargées de la défense de
Belgrade. Aux côtés de Sofija
et Milunka
ont combattu les institutrices Jelena
Šaulić
et Ljubica
Cakarević.
Durant cette période, la Slovène Antonija
Javornik
combattait au sein de l'armée serbe. Celle-ci a pris part à toutes
les batailles menées en 1914 et 1915 et est sortie de la guerre sous
le nom de Natalija
Bjelajac.
Ce
qui est particulièrement étonnant et qui contredit nos préjugés
est le fait que toutes ces femmes étaient extrêmement belles. Les
photographies conservées témoignent de leur féminité.
Parmi
les femmes membres de l'armée serbe dans la Grande guerre, la plus
intrigante était l'anglaise Flora
Sandes.
Celle-ci est arrivée en Serbie en 1914 comme infirmière, pour
rejoindre plus tard en tant que combattante le régiment de Milunka
Savić.
Selon
ses propres confessions (des autobiographies de Flora Sandes ont été
publiées en Grande Bretagne), Flora a tout d'abord tenté de
rejoindre l'armée anglaise en tant que femme-soldat. Sa demande fût
rejetée non seulement par l'armée anglaise, mais aussi par les
armées belges et françaises qui, à l'époque, n'acceptaient pas de
femmes dans leurs rangs. Elle devint femme-soldat de l'armée serbe
et obtint la médaille de l'Etoile de Karadjordje avec épées pour
l'héroïsme dont elle fit preuve dans les batailles de 1916. A la
fin de la guerre, Flora Sandes est promue au grade d'officier et
entre ainsi dans l'histoire serbe comme la première femme officier.
Flora Sandes était la seule femme occidentale à combattre au front
sur pied d'égalité avec les hommes durant la Grande Guerre. Elle
était cultivée et originaire d'une famille sacerdotale anglaise.
Mis
à part l'armée serbe, à l'époque seule l'armée russe comptait
des femmes. Au printemps 1917, celles-ci forment le premier
"bataillon
féminin de la mort",
ce qui était également son nom officiel. Celui-ci était constitué
de 300 femmes-soldats volontaires. Les Russes, eux aussi, avaient
leur Milunka
Savić
- Maria Botchkareva surnommée Yashka, qui participa à la Grande Guerre dès 1914. Fidèle au tsar, elle fût exécutée par la Tchéka
en 1920.
Il
y avait des femmes combattantes dans l'armée monténégrine (Milica
Mandov) et dans l'armée roumaine (Ecaterina Teodoroiu),
mais celles-ci représentaient des exceptions.
Quel
était son engagement dans la guerre ?
Milunka
Savić
était membre du régiment "Knjaz
Mihailo",
qui avait été, grâce à son courage, baptisé le "régiment
de fer" par les Bulgares durant les Guerres balkaniques.
Celui-ci était le régiment prestigieux de l'armée serbe, celui qui
avait mené les batailles les plus féroces et qui se trouvait aux
positions les plus importantes.
Milunka
Savić
était dotée d'un talent extraordinaire pour lancer des grenades. On
raconte qu'elle parvenait à viser ses cibles sans faute. Dans de
divers entretiens avec les journalistes, après la guerre, Milunka
explique l'origine de son habileté à viser. Milunka
a grandi à la campagne où elle passait la plupart de son temps à
garder les moutons. Les enfants bergers s'amusaient à viser divers
objets avec une pierre. C'est ainsi, grâce à cet innocent jeu
d'enfant, que Milunka
a
appris à viser ses cibles dans de diverses circonstances. Elle a
participé à de nombreuses attaques à la bombe. Lors de l'une
d'entre elles, elle a réussi à détruire la forteresse de l'ennemi
et à capturer 23 soldats bulgares.
Combattait-elle
en uniforme?
Toutes
les femmes-soldats de la première guerre mondiale faisaient partie
de l'armée officielle de Serbie et combattaient en uniforme.
Certaines d'entre elles (Milunka
Savić,
Flora Sandes) ont obtenu les décorations militaires les plus
prestigieuses et ont terminé la guerre avec de hauts grades
militaires.
Milunka en uniforme, 1917. |
Pourquoi
les femmes serbes se sont-elles engagées dans la guerre et contre
qui ?
La
question logique qui s'impose est la suivante: pourquoi certaines
femmes ont-elles combattu dans l'armée serbe durant la Grande
Guerre? La Serbie était un petit pays attaqué à qui chaque aide,
chaque fusil était indispensable. Il suffit de prendre en compte que
lors de la grande offensive allemande, austro-hongroise et bulgare en
automne 1915, 800 000 soldats ennemis ont attaqué la Serbie, dont
l'armée ne comptait que 350 000 soldats. Ainsi, chaque combattant
lui était précieux. Il n'était certainement pas question d'une
société développée et démocratique qui soutenait l'émancipation
des femmes. La Serbie était alors un petit pays pauvre et
sous-développé.
En
ce qui concerne les guerres balkaniques, le contexte était
différent. Ces guerres furent menées par de petits pays des Balkans
(la Serbie, le Monténégro, la Grèce et la Bulgarie) réunis pour
la libération des territoires que l'Empire Ottoman avait conquis
plusieurs siècles auparavant. La guerre des Balkans était, en
Serbie, une guerre populaire. D'après les témoignages, il y avait
plus de volontaires qu'il n'y avait d'armes. Nous pouvons en trouver
la cause dans l'histoire serbe et dans le fait qu'au 14ème
siècle, les Ottomans avaient conquis des territoires qui formaient
autrefois le coeur de l'Etat de Serbie (Le Kosovo, la Macédoine -
dans l'historiographie de l'époque, ces régions étaient connues
sous le nom commun de la Vieille Serbie). C'était donc une guerre
populaire menée afin de libérer ces territoires, ce qui explique la
participation de femmes combattantes.
Etaient-elles
engagées seulement comme combattantes ?
En
Serbie, les femmes n'ont pas uniquement pris part à la Grande Guerre
en tant que combattantes. Elles ont également apporté leur
contribution à la guerre en tant qu'infirmières.
L'exemple
le plus connu est celui de l'artiste célèbre Nadežda
Petrović,
qui avait attiré beaucoup de visiteurs à ses expositions
indépendantes à Paris et à Rome avant la guerre. Elle a participé
aux guerres balkaniques et à la Grande Guerre en tant qu'infirmière.
Elle est morte du typhus lors de l'épidémie qui régnait en Serbie
en 1915.
A
part les femmes serbes, les Anglaises, les Américaines, les
Danoises, les Australiennes, les Grecques et les Russes ont également
joué un grand rôle en Serbie en tant que membres de missions
médicales à cette époque-là. Elles travaillaient comme
infirmières, mais étant donné le manque de personnel médical,
elles étaient obligées d'exercer les fonctions de médecins et
chirurgiens. Elles conduisaient et s'adonnaient aux travaux qui
étaient alors réservés aux hommes (les femmes ne pouvaient alors
ni conduire, ni travailler comme médecins). Dans leurs mémoires, en
dépit des horreurs de guerre, beaucoup d'entre elles décrivent
cette période comme la plus belle de leur vie, comme l'époque où
elles se sont émancipées et où elles ont prouvé leurs capacités.
La plupart des Anglaises qui venaient en Serbie étaient soit
membres, soit partisans du mouvement des Suffragettes qui se battait
pour les droits des femmes.
Milunka
est-elle
parvenue à commencer une nouvelle vie de femme après la guerre ?
L'histoire
passionnante de Milunka
Savić
n'est pas seulement celle d'une femme courageuse qui est partie
combattre aux côtés des hommes pour la libération de son pays.
C'est également l'histoire d'une femme remarquable qui a continué,
après la guerre, à affronter de manière héroïque et humaine
toutes les difficultés de la vie.
Etant
donné qu'elle n'était jamais allée à l'école, dans la période
d'après-guerre, Milunka
a travaillé comme femme de ménage dans des banques, au ministère
des Affaires étrangères du Royaume de Yougoslavie ainsi que dans
les bars de Belgrade. Ces petits-enfants affirment qu'elle n'était
pas insatisfaite de son travail, qu'elle était consciente de ses
capacités et qu'elle n'avait pas honte de son rôle de femme de
ménage. Ils disent qu'elle avait toujours quelques emplois
supplémentaires. Elle donna naissance à une fille mais son mariage
fût de courte durée. Milunka
adopta trois autres filles.
Elle
les a élevées et a financé leur scolarité avec son salaire de
femme de ménage. L'une des filles qu'elle a adoptée à l'orphelinat
était mentalement handicapée. Milunka
a également aidé trente enfants à se scolariser. La plupart
d'entre eux étaient originaires de son village. Elle les a amenés à
Belgrade et leur a offert ce dont elle avait elle-même été privée
- une scolarité.
Milunka en 1966. |
Qu'a-t-elle
fait pendant la seconde guerre mondiale ?
Lorsque
la seconde guerre mondiale a éclatée, Milunka
Savić
était relativement âgée. Elle avait entre cinquante et soixante
ans et ne pouvait donc pas participer aux combats en tant que soldat.
Elle défiait la loi en aidant certains combattants. Selon les
documents trouvés dans les archives, on conclut qu'elle aidait les
membres du mouvement antifasciste qu'elle dissimulait dans sa maison
à Belgrade. Elle leur fournissait des médicaments et a ainsi formé
un mini-hôpital secret. Même si certains médias serbes affirment
qu'elle a été capturée et retenue dans un camp de concentration
nazi à Belgrade, aucune preuve n'en a été trouvée dans les
archives.
Peut-on
trouver des livres consacrés
à ses exploits ?
Les
Serbes ne savaient que très peu sur Milunka
Savić,
la femme soldat la plus décorée de la Grande Guerre. La cause en
est le passé politique de ce pays. Dans la période d'entre-deux
guerres, lorsqu'a été formé le Royaume des Serbes, Croates et
Slovènes, plus tard nommé le Royaume de Yougoslavie, il n'était
pas recommandé de parler des héros de la Grande guerre, car ceci
aurait été perçu parmi les Croates et les Slovènes comme une
favorisation de l'hégémonie serbe. Après la seconde guerre
mondiale, dans la Yougoslavie socialiste, d'autres héros et une
autre guerre étaient populaires. Ce n'est qu'à notre époque que
Milunka
Savić
a obtenu une place dans les manuels d'histoires, dans les livres et
les musées. Il est particulièrement intéressant de savoir que
Milunka
ne figurait pas dans les musées serbes, mais qu'une partie du musée
de la Grande Guerre à Meaux lui était consacrée. Milunka
Savić fût
enterrée dans un caveau familial, sans aucun symbole de l'Etat.
Après l'exposition lui étant consacrée et la première du
documentaire "Milunka
Savić -
héroïne de la Grande guerre" (2013), ses restes ont été
transférés dans l'Allée des Grands au cimetière de Belgrade.
L'exposition
et le documentaire ont fait découvrir aux Serbes, pour la première
fois, les photographies de son album familial ainsi que les médailles
dont
Milunka
a été décorée durant la Grande Guerre.
Saviez-vous
que l'on parlait beaucoup d'elle en France pendant la Grande Guerre ?
Milunka
Savić
attirait certainement l'attention et éveillait la curiosité des
soldats français rencontrés sur le Front de Salonique ou lors de
son rétablissement dans les hôpitaux de Bizerte et de Marseille. A
l'époque, il était rare de voire une femme parmi les soldats. Les
médailles qui ornaient sa poitrine provoquaient une admiration
générale. Ces années-là, les photographes français ont fait les
plus beaux portraits de Milunka.
A l'époque, les photographies étaient développées comme des
cartes postales. Sur l'une d'elles, Milunka
pose
avec le drapeau français et le drapeau serbe comme symbole des
relations amicales de ces deux pays. N'ayant pas eu accès aux
archives des journaux français, je ne dispose pas de données sur
l'attention que les journalistes français ont alors porté à cette
combattante décorée. Nous avons des photographies datant de
l'après-guerre sur lesquelles on peut voir Milunka
Savić
en compagnie du président français Paul Doumer. Ces photographies
ont été faites à l'occasion de la visite de la délégation serbe
en France en 1931.
Slađana
Zarić
est journaliste et rédactrice du programme d'actualité de la Radio
télévision de Serbie. Elle est l'auteur du documentaire et
créatrice de l'exposition "Milunka
Savić
- héroïne de la Grande Guerre".
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