jeudi 13 juin 2019

Parole à : Marie-Ève STÉNUIT (Mots-clés : pirates, naufragés, guerrières, archéologie, combattants)


Pouvez-vous vous présenter pour ceux qui ne vous connaissent pas encore :


Je suis historienne de l’art et archéologue (terrestre et sous-marine), un métier qui me comble non seulement à cause de mon amour pour l’histoire, mais aussi parce qu’il permet d’alterner travail intellectuel et travail physique. Cela me semble un bel équilibre. J’ai également choisi d’écrire des romans, poussée par l’envie de raconter des histoires avec cette grisante liberté que permet la fiction, en totale opposition à la rigueur nécessaire à l’écriture scientifique. Ici aussi, au fond, c’est une question d’équilibre.

 
(Photo Raphaël Gaillarde)


Depuis quand vous intéressez-vous à l'histoire des femmes ?


Depuis que j’ai pris conscience que pendant trop longtemps l’histoire a été écrite par les hommes et que ceux-ci, afin de conserver leurs privilèges auto-proclamés ou au service de l’une ou l’autre église ou courant philosophique, ont volontairement passé sous silence les actions des femmes remarquables de leur temps, ce qui nous prive de tout un pan de notre passé. Il y a heureusement de nos jours, en Europe comme aux États-Unis, une réaction salutaire à cette confiscation et cette réduction de l’histoire.


Faites-vous une différence entre les notions d'histoire des femmes, histoire de la femme et histoire du féminisme ?

Je ne traite en réalité aucun de ces trois thèmes à proprement parler. Je m’intéresse aux femmes dans l’histoire. À ces femmes, de toutes les classes sociales et de toutes les époques, qui ne se sont pas souciées des diktats pour vivre la vie qu’elles s’étaient choisies (dans le meilleur des cas) ou pour tenter de survivre (dans le pire et le plus fréquent des cas) dans un monde où il valait mieux être né avec des attributs masculins entre les jambes si l’on voulait échapper à la médiocrité et à la misère. Les héroïnes sur lesquelles je m’attarde ne sont pas des militantes, ce sont des battantes qui n’ont pas attendu l’éclosion des mouvements féministes pour exister. Je laisse à d’autres — qui font cela beaucoup mieux que je ne le ferais — le soin de retracer l’histoire du féminisme. 

Ces différentes approches sont complémentaires et me paraissent nécessaires en ce sens qu’elles permettent de toucher un public extrêmement varié. 

Possible représentation de María de Estrada à cheval dans la suite de Cortès (Lienzo de Tlaxcala, 1552). In Sténuit, Marie-Ève, Femmes en armes. Les guerrières de l’Histoire, Éditions du Trésor, 2018. 
 
Comment choisissez-vous les thèmes de vos ouvrages ?


L’élément déclencheur est toujours l’envie de raconter. Mes cinq romans ont des sujets très différents (ce qui, commercialement, n’est pas la meilleure idée qui soit car cela nécessite de la part du lecteur une certaine souplesse d’esprit, voire un esprit aventureux). Par contre, mes trois derniers livres, aux Éditions du Trésor, traitent tous de la thématique des femmes, pour la simple raison que plus je travaille sur ce thème, plus il me paraît riche et vaste. Mais qu’il s’agisse de fiction ou de récits historiques, il est impératif que les personnages me fassent rêver, me touchent ou me révulsent et, surtout, m’emmènent dans un monde différent du mien, loin de mon quotidien. C’est ce que j’attends de la littérature en tant que lectrice, c’est ce que j’essaie de faire en tant qu’auteure.




Lorsque vous avez écrit Femmes pirates et Femmes en armes n'aviez-vous pas peur des redondances avec d'autres ouvrages existants sur ces mêmes sujets ?

C’était effectivement le piège à éviter. Il est évident que je n’allais pas consacrer un chapitre de « Femmes en armes » à Jeanne d’Arc alors qu’il existe déjà des centaines de livres extrêmement bien documentés sur le sujet.
J’ai donc délibérément choisi de m’attacher à des femmes moins ou peu familières au grand public. Non seulement pour éviter les redondances mais aussi parce qu’une partie de mon plaisir est dans la recherche préalable à l’écriture. Je suis une chercheuse, j’adore le travail en archives, que je vois comme une sorte d’enquête policière (et qui n’a pas rêvé un jour, dans son enfance, d’être détective ?) Mais bien sûr, il faut aussi tenir compte des contraintes éditoriales et, dans une mesure raisonnable, des contingences commerciales en introduisant une ou deux figures plus connues. Pour les « Femmes pirates », par exemple, j’avais dans un premier temps décidé de ne pas évoquer Mary Read et Ann Bonny que je trouvais déjà suffisamment célèbres.
C’est à l’insistance de mon éditeur que je les ai finalement incluses, en essayant de trouver une approche personnelle qui m’a donné l’occasion de rétablir quelques faits et de faire un tri dans la vaste information (de qualité diverse) qui existe à leur sujet. Et mon éditeur avait raison : dans la plupart des interviews et des commentaires de lecteurs, ce sont elles qui ressortent…

Madame Ching
 
Comment vous est venue l'idée d'un livre sur les femmes naufragées ?

Parce que l’histoire des naufrages c’est en quelque sorte mon métier. Sans naufrage il n’y a pas d’épaves, donc pas d’archéologie sous-marine. J’ai lu dans ma carrière des centaines de récits de naufrages dont il ressort que ce sont les femmes (et les enfants) qui paient le plus lourd tribut à la mer dans ces circonstances. (« Les femmes et les enfants d’abord » est un mythe, une consigne qui ne date que du milieu du 19ème siècle.) J’ai ainsi découvert de passionnants récits de survie écrits par les intéressées elles-mêmes, après des séjours mouvementés dans des zones inexplorées en leur temps, auprès de tribus africaines ou chez les aborigènes par exemple. Pour celles qui ne s’en sont pas sorties vivantes, il existe des témoignages qui relatent leurs souffrances et leurs aventures. Saviez-vous qu’il y avait une femme sur le radeau de la Méduse ? Peu de gens le savent, moins encore savent pourquoi elle était là (et on n’est même pas sûrs de son nom). Tout cela m’a paru valoir un livre en hommage à ces héroïnes malgré elles, pour la plupart oubliées.

Ann Saunders égorgeant le cadavre de son fiancé pour boire son sang. In Sténuit, Marie-Ève, Une femme à la mer ! Aventures de femmes naufragées, Éditions du Trésor, 2017.


De toutes ces femmes avec qui vous avez cheminé dans vos livres, laquelle vous ressemble le plus ?

Parmi mes personnages de fiction, c’est la narratrice de « Un éclat de vie », un petit roman dynamique et rempli d’autodérision qui repose en partie sur des expériences personnelles. Quant aux héroïnes du monde réel, celle avec qui je me sens le plus d’affinités (à l’exception de sa ferveur religieuse qui m’est tout à fait étrangère) est peut-être Mathilde de Canossa, une femme libre et grande stratège du Moyen Âge, discrète, patiente, diplomate et bigrement efficace.


La cantinière du radeau de la Méduse. Gravure de Antoine Alphonse Montfort. In Sténuit, Marie-Ève, Une femme à la mer ! Aventures de femmes naufragées, Éditions du Trésor, 2017.

 

Et laquelle vous a le plus marqué ?

J’ai toujours été émue par le parcours de Louise Antonini et de Julienne David, qui l’une et l’autre s’étaient engagées sur des frégates corsaires en se faisant passer pour des hommes, et cela après un parcours déjà extraordinairement aventureux.
Sans se connaître, elles ont vécu des destins très semblables : après que leurs navires aient été capturés par les Anglais, elles ont subi l’enfermement sur les sinistres pontons du sud de l’Angleterre. Louise a passé dix-huit mois et Julienne huit ans, dans ces prisons flottantes sans jamais songer à révéler leur véritable identité aux autorités, ce qui leur aurait permis de bénéficier de conditions d’emprisonnement plus clémentes. Elles se sont éteintes toutes les deux, à dix-huit ans d’intervalle, à l’Hôtel Dieu de Nantes, respectivement en 1861 et en 1843.

Quels auteurs vous ont le plus influencé dans votre parcours d'écrivain ?
Dans le plus grand désordre : Boris Vian, André Malraux, Stendhal, Marguerite Duras, Arundhati Roy, Joseph Conrad, Jaume Cabré, Alexandre Dumas, Arturo Pérez-Reverte, etc.






Allez-vous continuer à écrire sur les femmes, ou est-ce une parenthèse dans votre oeuvre littéraire ?

Je n’avais pas du tout prévu d’écrire plusieurs livres sur ce sujet mais plus je cherche, plus je trouve matière à raconter. J’ai du mal à résister. Après les femmes pirates, mon éditeur m’avait demandé un ouvrage sur « les aventurières ». C’est un sujet très large, sur lequel il existe déjà des centaines de publications (où l’on retrouve souvent les mêmes héroïnes, souvent des voyageuses). En voulant être moins générale et faire quelque chose de différent, j’ai abouti aux naufragées puis aux femmes en armes, pour lesquelles il y avait largement de quoi faire un volume entier (et bien plus, il m’a fallu me restreindre). 
 J’ai encore un quatrième livre en préparation sur le thème des femmes, consacré celui-ci aux « pionnières » dans des domaines aussi divers que la plongée pieds-lourds, la chasse à la baleine, l’ascension en ballon ou la découverte du parachute (mon sommaire n’est pas encore terminé...). Après cela, j’aimerais retourner à mes romans.




BIBLIOGRAPHIE

Romans

Les Frères Y, Le Castor Astral (Escales du Nord), 2005. Réédition augmentée en 2017 sous le titre : La véritable histoire des Frères Y, Le Castor Astral, 2017
La Veuve du gouverneur, Le Castor Astral (Escales des Lettres), 2007
Le Bataillon des bronzes, Le Castor Astral (Escales des Lettres), 2008
Un Éclat de vie, Le Castor Astral (Escales des Lettres), 2011
Le Tombeau du guerrier, Serge Safran éditeur, 2012

 
Récits historiques


Femmes pirates. Les écumeuses des mers, Éditions du Trésor, 2015
Une Femme à la mer ! Aventures de femmes naufragées, Éditions du Trésor, 2017
Femmes en armes. Les guerrières de l’Histoire, Éditions du Trésor, 2018

 





jeudi 6 juin 2019

LIVRE : LES FEMMES DANS LE MONDE COMBATTANT par Marianne Leclère (Mots-clés : combattantes, guerre)


Ce petit livret de 55 pages nous paressait fort prometteur, mais, l'ayant lu et parcouru, je me demande s'il était besoin de le publier, tant il en existe d'autres de bien meilleure substance.

On se pose très rapidement la question de savoir si cet ouvrage parle des Françaises ou des étrangères, ce qui n'est pas toujours très clair. Or, la collection s'intitulant Les Collections du citoyen, il nous a semblé évident que la France en est bien la cible.



L'approche générale n'est pas réellement thématique, pas tout à fait chronologique, en fait un peu brouillonne et fourre-tout, voire confuse. Approche qui est fortement féministe, comme l'attestent la biographie et la sitographie. D'ailleurs, on peut se demander ce que viennent faire des figures de la sphère féministe comme Olympe de Gouges, Hubertine Auclert, Charlotte Corday ou Flora Tristan dans un ouvrage intitulé Les Femmes dans le monde combattant. Il en est de même pour Françoise Légey dont la place se trouve dans un livre sur l'Afrique du Nord et non en ces pages.

Nous avons l'impression que ce livre est le fruit de non spécialistes ayant voulu s'affranchir des conseils d'historiens experts. A titre d'exemples, quelle surprise en page 44 de lire « on a peu d'informations sur les femmes militaires engagées dans ce conflit (le guerre d'Algérie) ». Il aurait suffi à l'auteur de lire le post que nous avions écrit sur les ouvrages consacrés aux femmes dans la guerre d'Algérie pour s'en convaincre du contraire ; page 23 l'utilisation d'une photo d'auxiliaires féminines du 3e Reich pour illustrer les Volontaires françaises de la France libre est un comble ; etc.

Alors que l'on voit s'égrener les inévitables noms de Germaine Tillon, Geneviève de Gaulle-Antonioz, Lucie Aubrac, Joséphine Baker, Marlen (avec un E) Dietrich... nous aurions aimé lire ceux d'Hélène Rodillon, d'Edmée Nicolle, d'Hélène Terré, d'Aline Lerouge, de Florence Conrad, d'Émilienne Moreau, de Jeanne Macherez, des médecins AFAT de la seconde guerre mondiale ou encore de ces femmes tombées au champ d'honneur au cours des deux guerre mondiales. Malheureusement, elles ne sont pas au rendez-vous. Pourtant, elles représentent la personnification même des « femmes dans le monde combattant ». Les livres sont là, ils parlent. Les témoignages aussi.

Au final, une vision par trop féministe (et très axée gender study) de l'histoire des femmes est souvent une histoire tronquée et « sugcée » de sa substantifique moelle.

J'invite l'auteur à parcourir les très nombreux livres sur le sujet pour se rendre compte d'une autre réalité : Héroïnes de la Grande Guerre, Femmes dans la guerre, Femmes en guerre, Les Femmes au service de la France, La femme au temps de la guerre de 14, La Femme militaire, Les Femmes dans la guerre, etc. Sans compter les récits qui se comptent par centaines pour la France seule.

Ce livre n'est pas à la hauteur de ses ambitions, et ceci est bien dommage.


LECLERE (Marianne), Les Femmes dans le monde combattant, Paris, Nane éditions, 2019 (Prix : 9 €)